(26 février 2002)

 

Le port de plaisance d'Hendaye"Allo Cathy ? Nous partons dans une demi-heure, tu es toujours d'accord pour nous accompagner ? Mon équipier vient de m'appeler pour me dire qu'il y a une "fenêtre", j'appelle la météo et je te rappelle dans cinq minutes pour te confirmer le départ."

Il est 13h30 et nous sommes mardi. La veille, Richard est allé chez Jean pour lui donner quelques conseils en informatique, car il veut concevoir son propre site internet, et je l'ai accompagné. En remerciement, Jean propose à Richard du vin (Bourgogne, Bordeaux, Champagne ?) et devant son refus répété, il nous dit qu'il pratique la voile et doit prochainement convoyer son voilier d'Hendaye à Capbreton, pour le vendre. Il peut prendre un passager. Richard refuse d'emblée, il est sujet au mal de mer, mais par contre, il me propose de le remplacer car il sait que cela fait longtemps que je rêve de longer la côte en bateau. Mes yeux s'allument, mais en même temps la crainte tord mon estomac. Jean me rassure : nous ne partirons que si le temps est favorable, il n'est pas question de prendre de risque.

Jean à la barre de son bateauDans une hâte fébrile, et sous les yeux inquiets de Jean-Louis, je réunis quelques affaires, un k-way, des bottes en caoutchouc, un gros pull, un chapeau à bride, une écharpe et de l'argent, au cas où. Je fais un détour rapide pour acheter deux appareils jetables étanches : même si elles ne sont pas très bonnes, je veux avoir quelques photos en souvenir de cette expérience exceptionnelle. Nous partons dans la voiture de la fille de Jean et c'est encore elle qui viendra nous chercher lorsque nous serons arrivés à destination. Laquelle, c'est justement la question. Lorsque le téléphone a sonné, il faisait très beau. Maintenant, le ciel est en train de se couvrir, quoique les nuages soient encore légers et éparses. En outre, la marée sera haute à 16h09 avec un coefficient de 86. Cela signifie d'une part que la mer est assez forte et d'autre part que nous arriverons à l'embouchure lors des courants conjugués de la marée descendante et des flots de l'Adour libérés : le moteur sera-t-il assez puissant et tiendra-t-il le coup (il est en bon état mais il a un âge vénérable) ? Dans le cas contraire, nous serons contraints de faire demi-tour pour aller nous ancrer à Saint Jean de Luz.

YvesJ'apprends tout cela au fur et à mesure, sans trop comprendre l'inquiétude de Jean, toute à la découverte de ce nouvel environnement. A Hendaye, le passeur ne fait pas de difficulté pour nous amener jusqu'au bateau ancré au milieu de la baie. Par contre, il renvoie un homme qui patientait avant nous car il ne s'est pas muni d'une certaine carte indispensable, paraît-il, pour bénéficier de ses services. Heureusement, il ne nous a rien demandé, car Yves, l'équipier, ne l'a pas, et moi, en temps que simple passagère, il n'a pas le droit de m'amener (question d'assurance, si j'ai bien compris). Enfin, tout cela m'importe peu, je les écoute d'une oreille distraite parler des difficultés inhérentes à toute association tandis que j'admire la baie de Txingudi et la côte bordée des trois villes si différentes d'Hendaye, Irun et Fontarabie qui sont en train de s'unir au sein d'un "consorcio" pour aménager de façon concertée leur environnement. Je prends quelques photos tandis que mes deux compagnons libèrent l'embarcation de ses entraves et mettent le moteur en route.

Embouchure de la BidassoaÇa y est, nous sommes partis ! Un avion tourne au-dessus de la mer pour bien se positionner en vue d'atterrir sur la piste de l'aérodrome de Fontarabie. Je le vois frôler les mats des voiliers à l'ancre et descendre à toute vitesse pour se poser à quelques mètres de l'eau. A l'embouchure de la Bidasoa, un gros bateau nous talonne, puis nous dépasse en laissant un sillage gondolé derrière lui qui nous imprime un fort roulis. C'est à peine si je jette un coup d'œil à l'immense plage d'Hendaye, sur notre arrière droite, car Jean donne ses indications de route à Yves et puis m'indique les principales consignes de sécurité. Yves devra éviter la barre d'écueils ourlée d'écume blanche que nous voyons au large de la grande plage.

Jean me montre la radio, à régler sur le canal 16 en cas de pépin. Il me faudra indiquer les coordonnées du bateau (latitude et longitude) indiquées par GPS fixé sur la paroi intérieure de la cabine. A l'extérieur, un compteur donne la vitesse du navire en nœuds, un autre indique la profondeur, et une demi-sphère translucide emplie d'un liquide jaunâtre indique par ses graduations le cap à tenir si la visibilité venait à manquer. Jean me raconte qu'il a utilisé à ses débuts, dans les années 70, un loch pour calculer la vitesse ; maintenant, c'est une petite roue qui tourne en actionnant périodiquement un contact électrique. Avant l'existence du GPS, un de ses équipiers et amis, qui adorait faire le point, visait trois points caractéristiques sur la côte (des "amers") dont l'intersection des directions sur la carte avec le compas donnait l'emplacement du bateau : les calculs lui prenaient tellement de temps que lorsqu'il indiquait, par exemple, qu'ils ne devraient pas tarder à être à la hauteur du phare, celui-ci était déjà dépassé depuis un moment !

FontarrabieNous arrivons à hauteur des jumeaux. Jean décide de me mettre à la barre. Je suis très impressionnée. Il me montre rapidement le point à viser pour garder le cap, et vogue la galère ! Je m'aperçois tout de suite que ce pilotage n'a rien à voir avec celui d'un 420 (ce voilier mesure 9 mètres, plus du double) : il faut tenir la barre très fort, l'alternance de creux et de vagues m'oblige à rectifier la direction en permanence car la pointe du bateau est déviée à chaque fois. En plus, je suis trop petite. Assise sur le banc, j'ai une vue imprenable sur la cabine... Je suis obligée de me mettre en équilibre sur le bord, les fesses percées par les taquets et marquées par les cordages, et penchée en avant très inconfortablement. Jean a pitié de moi et me montre le stick qui permet de manier la barre d'un peu plus loin, mais je le trouve moins pratique, trop mince et difficile à tirer. Quand le bateau bascule, je pousse un cri, mais ce n'est rien. La grand-voile est hissée, pour éviter que le bateau oscille comme un bouchon, mais cela donne une amplitude à la gîte impressionnante. Enfin, je m'habitue, je me décontracte, je recommence à regarder un peu autour de moi (pas trop, parce que sinon j'ai tendance à diriger le bateau vers l'endroit que fixent mes yeux) et je m'aperçois que, finalement, ce bateau est très stable et que je ne le ferai pas couler "comme ça", d'un simple coup de barre malheureux.

SillageJean a décidé de pêcher. Il installe la canne à pêche à l'arrière, laisse filer la ligne qui est maintenue sous la surface de l'eau par un petit appareil qui en alourdit l'extrémité. Lorsqu'il vivait en Bretagne, les prises étaient fréquentes, mais le golfe de Gascogne est beaucoup moins poissonneux et nous terminerons la virée bredouilles. A cette époque, tous les week-ends et vacances scolaires se passaient sur le bateau, où il embarquait d'autorité femme et enfants, pas toujours très enthousiastes, en particulier sa fille, souvent sujette au mal de mer et sensible au froid. Ainsi, ils ont eu le plaisir de voir des dauphins, des requins bleus, des bancs de maquereaux rassemblés en une masse compacte et attaqués de concert par des groupes de dauphins et des oiseaux de mer, le jet d'une baleine... Il me fait rêver.

Yves me remplace à la barre, je me remets à faire des photos. Nous longeons Saint Jean de Luz, Acotz, puis Guétary, Bidart, Biarritz, Anglet. Chacun dirige le bateau à tour de rôle. Jean guette la petite girouette au sommet du mat qui indique de sa flèche d'où vient le vent. Nous n'avons pas de chance : d'une part, il est trop faible, et en outre, nous l'avons presque de face. Il essaie de mettre la petite voile devant (le foc ?), mais elle faseye, il n'y a rien à faire, nous sommes obligés de garder le moteur, d'autant que nous sommes limités par le temps, impossible de bricoler en tirant des bords, la marée n'attend pas. Je le regrette beaucoup, car la promenade aurait eu plus de charme sans le ronronnement incessant du moteur, et en outre, j'aurais pu profiter ainsi d'un cours sur le maniement des voiles. Enfin, ce sera pour une autre fois peut-être.

Yves et JeanNous devons louvoyer entre les bouées qui signalent la pose de filets ou de casiers par les pêcheurs. Étant donné la quantité, la mer ne doit quand même pas être si déserte que ça. Heureusement, la ligne de Jean ne les accroche pas et il ne sera pas obligé de la couper en urgence. Il faut faire attention aussi aux branches d'arbre qui flottent entre deux eaux, dont nous ne voyons qu'une extrémité et ne pouvons réaliser la dimension réelle que lorsque nous les dépassons. Il ne s'agit pas d'endommager la coque (déjà vendue, mais tout de même, Jean aime trop son bateau pour le laisser s'abîmer).

J'aime l'odeur de la mer. Des grandes bouffées iodées nous envahissent. Si je n'avais pas été si captivée par le maniement de la barre et la vue magnifique sur la côte et la montagne à l'horizon, je crois que j'aurais eu peur de cette grande houle très creusée (3 mètres ?) qui imprime un fort roulis au bateau. Mais je n'ai pas eu le temps de penser et ces trois heures et demie de trajet sont passées comme un éclair. Parfois, lorsque j'étais inactive et surtout lorsque j'ai dû descendre dans la cabine chercher de quoi me couvrir car le ciel s'obscurcissait de plus en plus et la température baissait, j'ai senti un léger mal de mer déranger mon estomac, mais il suffisait que je me remette à la barre pour que cela passe. Je n'ai pas le sentiment de courir grand risque. Jean a appelé la capitainerie à la radio pour vérifier que les conditions météo ne se dégraderaient pas dans les deux heures à venir. Nous avons une fort bonne visibilité, quoique nous observons un brouillarta se former progressivement sur les plages, et Jean prend la peine de faire le point régulièrement. Sur le GPS, il lit la longitude ("Cathy, tu retiens ?"), puis la latitude ("Yves, tu t'en souviendras ?"), demande la profondeur qu'Yves lit sur l'instrument suspendu devant lui. Il reporte ces données sur la carte étalée sur la table dans le cockpit et nous indique les hauts fonds à venir.

NuagesDe temps en temps, il vérifie également la direction, pour que nous ne fassions pas de détour inutile ("Visez le phare de Biarritz, en le laissant à une main sur la droite."). Arrivés à l'embouchure de l'Adour, je le laisse prendre les commandes car la barre gonfle les vagues et provoque des remous qui m'inquiètent. Au lieu de regarder devant, je guette les rouleaux derrière moi car j'ai peur qu'ils m'éclatent dessus comme sur la digue non loin de là. Le moteur peine. La vitesse indique six nœuds, alors que nous avançons au ralenti. Jean prend des repères avec les nuages au-dessus de la digue pour contrôler notre progression. La roulette indicatrice de la vitesse nous trompe, elle ne calcule que le courant de l'eau qui passe sous l'étrave, et non notre déplacement par rapport au lit de la rivière. Enfin, pas de casse. Nous doublons au ralenti la grosse drague qui travaille à l'embouchure, dépassons la ligne de séparation des eaux salées et douces, marquée par un cortège de mousses, détritus et débris végétaux divers et pénétrons réellement dans le fleuve. Plutôt que d'avancer au centre, Jean préfère s'insérer sur la droite dans un contre-courant et me redonne la barre avant d'entrer au port où je pénètre "en crabe", laissant le bateau glisser un peu de côté en tâchant de suivre à la lettre les indications de mon mentor ("Dépasse l'entrée, vise le deuxième môle, là, tu peux virer, non, c'est par là"). Ouf, nous y sommes.

Jean met le moteur au minimum, tandis que nous saluons sa fille, sa petite fille et son gendre, déjà sur le quai à nous attendre en guettant les canards colverts pour leur jeter du pain sec. Yves saute sur le quai pour amarrer le bateau qui glisse sur son erre, vite, machine arrière pour éviter le choc, on place une bouée, ça y est, la promenade est finie. J'escalade le bord et me retrouve sur la terre ferme, avec un léger fond de mal de tête, mais la grande joie d'avoir réalisé un rêve.

 

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