ERRAZU (10 février 2002)

 

Christine nous a proposé de participer à une promenade en montagne organisée par l'association d'Anglet qui dispense des cours de basque pour adultes. Toujours friands de découvrir de nouveaux itinéraires dans les Pyrénées et curieux de faire connaissance avec ces adeptes de l'apprentissage tardif du basque, nous essayons de ne pas arriver trop en retard au lieu du rendez-vous (9 heures à Dantcharia) - nous serons tout de même les derniers, avec plus d'un quart d'heure de retard... En fait, le monde est petit : parmi ces élèves, Jean-Louis y retrouve un client, Richard plusieurs relations et Max et moi, un ancien professeur de physique, du temps où nous étions ensemble en première et terminale au lycée de Biarritz ! Christine, trésorière de l'association, nous explique l'organisation de ces cours de basque : cette année, le nombre des élèves a fait un bond considérable - ils sont 144 ! -. Ils sont divisés en cinq niveaux différents et assistent à des cours d'une durée de deux heures, une fois par semaine. Christine est en troisième année et se réjouit que sa prof' donne plutôt l'accent sur l'oral, contrairement aux élèves de 4ème et 5ème année qui plongent dans les arcanes alambiquées de la grammaire "euscarienne" et étudient des textes difficiles. Cependant, de son propre aveu, ces trois ans d'apprentissage ne lui permettent pas encore de s'exprimer facilement ni de comprendre l'intégralité des émissions télévisées, car il aurait fallu un travail personnel en sus que sa profession et sa vie familiale ne lui donnent pas le loisir d'effectuer.

Elle appartient également à l'association Ibaialde où elle est venue chanter une fois ou deux à la chorale (dont le répertoire est uniquement basque, sauf pour le moment de détente de fin de soirée, où celui-ci s'élargit à quelques chansons françaises bien connues - Brassens par exemple). C'est la raison pour laquelle je ne l'y ai pas rencontrée puisque Jean-Louis B. et Élisabeth m'y ont entraînée (une soirée tous les quinze jours, dont je ressors à chaque fois presque aphone !). En prenant un petit livret de chant bilingue, cela me permet de m'imprégner un peu de façon sympathique du vocabulaire et des tournures que j'ai également commencés à apprendre (avec la méthode Assimil, livre et cassette) mais de façon fort discontinue. Je crois que Jean-Louis B. en fait autant, mais il est plus motivé car il intervient dans une école bilingue à Arcangues.

Je fais part à Christine de mon peu de goût pour les paroles de certaines chansons du répertoire basque (que je découvre), que je ressens comme militantes et même sectaires, et qui me paraissent parfois avoir été plaquées maladroitement sur un air préexistant. A ce propos, Jean-Louis B. me reproche mon manque de diplomatie et dodeline de la tête en me disant gentiment : "Tu as dû lui faire de la peine...". Qu'y a-t-il de mieux en effet qu'une chanson pour faire passer un message ? Jeannot, un peu plus tard dans la matinée, se souvient des slogans chantés par les Basques de Gipuzkoa (région de Saint Sébastien) lors des marches de protestation contre l'installation d'une centrale nucléaire ; Christine les entonne avec lui, puis il conclut : "Ils ont eu gain de cause, finalement : la centrale ne s'est pas faite."

Nous envahissons la place de l'église où nous garons nos voitures. Ce village est superbe, avec des maisons très typiques dont les fenêtres sont entourées de dalles de grès rose, flanquées de volets de bois aux couleurs traditionnelles. Des blasons aux armoiries mystérieuses en ornent les façades dont l'une possède un porche d'entrée géant, véritable pièce ouverte sur l'extérieur meublée de tables et de chaises. Max nous prend en photo devant une autre qui donne directement sur la rue sans trottoir et propose aux passants un banc de bois, un siège bas incurvé creusé dans une roche gris clair et un siège de bois de hauteur réglable occupé par une plante en pot. Appuyée de biais contre le mur, une vasque ovale en grès rose très plate avec goulet d'écoulement d'eau nous intrigue. Elle n'est pas assez profonde pour servir d'évier et, sortie du contexte et utilisée ainsi comme simple objet de décoration extérieure, nous n'arrivons pas à en deviner l'usage.

La porte d'entrée, ouverte, donne sur un couloir carrelé sombre qui dessert les diverses pièces. Chaque habitation est de dimension imposante et même si, parfois, elles ne sont pas parfaitement entretenues, elles donnent l'impression d'un passé plus opulent dont elles conservent des vestiges encore beaux. La plupart de ces villages basques, comme Vera de Bidassoa ou Sant Esteban, entre lesquels nous avions fait une balade à vélo, sont marqués par deux périodes de l'histoire : le pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle et l'émigration des Basques en Amérique. Les étapes du "Camino frances" ont bénéficié du passage des multitudes pour s'enrichir en leur offrant le gîte, le couvert et les soins aux malades (auberges et hôpitaux). Quant aux "Indianos", surnom des Basques revenus d'Amérique, ils ont placé les richesses gagnées outremer dans leur région d'origine, construisant notamment de superbes maisons.

Leur modernisation ne s'est pas faite par contre très discrètement. Des tuyaux de zinc débouchent des murs et descendent jusqu'au sol, une pièce étroite et aveugle entre deux maisons surplombe la rue en pente. J'imagine d'abord la présence d'un couloir pour relier les deux bâtiments mais on me fait remarquer les tuyaux d'écoulement et d'arrivée d'eau apparents sur la face inférieure : il s'agit d'un cabinet de toilette ! Une maison arbore deux grands blasons noirs, non pas sculptés dans la pierre, comme les autres, mais peints grossièrement en forme d'aigles bicéphales. La campagne pénètre jusque dans le village : les moutons paissent à l'entrée, des vaches ruminent, allongées devant une étable. Un champ planté de choux occupe la place d'un jardin. Une haie de peupliers marque les rives de la Bidassoa toute proche. L'église, sévère, est bâtie avec de grosses pierres de grès rose noirci par le temps. Seul le clocher, surmonté d'un petit toit de guingois, offre une touche plaisante. La rue goudronnée se termine en pavés qui se perdent dans un chemin de terre qui monte abruptement.

Il ne faut pas oublier ce que nous sommes venus faire : marcher ! Finie la visite, le Gorramendi est proche, mais il est haut, ce qui signifie qu'il ne faut pas longtemps pour que nous nous mettions à transpirer à grosses gouttes. Nous avançons sur les dalles inégales de l'ancienne voie romaine (appelée "voie des gentils", nous apprend Jeannot), encombrées d'herbe et parfois couvertes d'une fine pellicule de mousse où dérapent les chaussures. Heureusement que j'ai mes bâtons qui me maintiennent quand mes pieds se tordent ou vacillent ! Le temps, couvert en début de matinée, s'éclaircit et le soleil échappé des nuages donne des coups de projecteur sur le village et la campagne environnante, entourée de montagnes, que nous dominons très vite. Les couleurs sont superbes, quoiqu'encore hivernales, où ressortent la verdeur des prairies et la rousseur des fougères. Les pics qui se dégagent peu à peu de leur écharpe nuageuse montrent leurs sommets enneigés dont nous sentons parfois une bouffée d'air plus frais amenée par la brise légère.

Une fois dépassées les dernières maisons, nous arrivons à une chênaie au moins tricentenaire aux troncs courts et larges, dont les branches épaisses s'élèvent en corolle. Je me demande s'ils n'ont pas été taillés au temps jadis de façon identique aux platanes qui ombrageaient nos places. Quelle pourrait en être la raison ? Une meilleure résistance au vent ? Un accès plus facile pour aller y cueillir le gui (mais ils ne datent quand même pas de l'époque des Gaulois, et ici vivaient les Vascons, et non les Celtes, de coutumes fort différentes) ? L'envie de donner à ces arbres imposants des formes directement inspirées des contes de nos grands-mères ? Rose me signale l'un d'eux, creusé en son centre d'où émane un moignon de branche, et qui semble cacher dans sa masse quelque troll ou farfadet malicieux.

Nous jalonnons notre ascension de quelques pauses, trop rares au gré de certains membres de l'association, peu habitués à un tel effort, et partageons eau, gâteaux et abricots secs pour ménager nos muscles et notre souffle. Le président, chef de l'expédition, est inquiet du retard pris sur l'horaire car il est prévu un repas en venta à 13h30 ; il repart directement à flan de coteau, quittant le sentier, et nous avançons en zigzags irréguliers sur la terre argileuse restée sèche malgré les dernières pluies, parmi les feuilles mortes et les racines apparentes.

Puis nous suivons un sentier tracé par les troupeaux de moutons entre les buissons d'ajoncs en fleurs dont les branches raides hérissées d'épines accrochent nos vêtements et nos sacs à dos dans un crissement aigu. L'odeur est particulière, mélange d'effluves de crottes aux senteurs ravivées par les pluies et de brûlé car, non loin de là, des pentes entières ont été dévastées par l'incendie allumé par les paysans adeptes de l'écobuage. Nous passons devant un mouton calciné, figé dans une position de fuite, et déplorons les victimes de cette pratique dont je doute beaucoup de l'utilité. Le fort vent du sud a tellement avivé les flammes que des arbres entiers ont dû se transformer en torchères dont nous voyons les silhouettes noircies, aux branches brisées et le coeurévidé, carcasses pathétiques témoins d'un enfer récent. Certains, plus chanceux (?) car ils n'ont été brûlés que partiellement, démontrent une volonté de vivre acharnée, laissant éclater leurs bourgeons sur les branches indemnes après avoir obturé leurs vaisseaux afin de réserver la sève nourricière aux branches encore vives.

De même, sur le sol à la terre dénudée, nous voyons jaillir à travers les touffes d'herbe rase desséchées par la fournaise de petits brins vert tendre qui contrastent avec les ajoncs dont il ne reste que des squelettes noircis, champ de fils de fer barbelés dressés vers le ciel en un appel muet. Les sommets couverts de foin blond ont échappé au feu. Non loin des radars du Gorramendi, nous nous asseyons (en prenant garde aux crottes) en plein soleil et à l'abri du vent, face au panorama dont Richard, Max et Pierre détaillent les noms des pics déjà tous explorés mais qu'ils apprécient de découvrir sous un angle nouveau. Il n'est que midi, mais nous avons déjà faim : nous déclarons la séance du pique-nique ouverte !

Comme d'habitude, nous préférons faire une boucle plutôt qu'un simple aller-retour. Le groupe est redescendu manger à la venta. Nous nous retrouvons entre nous, avec Jeannot et Christine qui ont choisi également de rester avec nous. Le problème, c'est que nous avons promis à Philippe de le rejoindre au tennis à 17h. Ce sera dur ! Jeannot, en regardant la carte, doute que nous ayons réellement marché sur la voie romaine. Nous partons donc à sa recherche en découvrant chemin faisant des vallons magnifiques, arrosés d'une myriade de ruisselets, avec des étendues parfois semi-marécageuses, et admirons particulièrement un petit torrent qui dévale la pente sur un lit de longues dalles roses, strates de grès obliques dénudées par le ruissellement formant un toboggan naturel inséré dans un sillon de verdure. Déjà proches du village, nous apercevons en nous retournant des parapentistes qui tournoient lentement parmi les vautours dans les masses d'air chaud ascendantes. Nous faisons halte au café du village, passant devant une maison d'où émanent des chansons bruyantes, et dont les habitants continuent peut-être à fêter le carnaval finissant. Les jeunes qui entrent et sortent du bar, parlent indifféremment basque ou espagnol, les garçons ont l'allure typique des basques d'aujourd'hui, cheveu noir longuet, boucle d'oreille, foulard de la taille d'un grand mouchoir noué autour du cou, pointe dans le dos. Jean-Louis B. apprécie l'atmosphère tranquille et bon enfant qui se dégage de cet endroit où tout le monde se connaît et où il fait visiblement bon vivre.

Nous nous séparons en deux groupes : les uns restent pour visiter l'église, les autres partent pour aller jouer au tennis. Dans la hâte, je me trompe de route et, me fiant au panneau "Francia", m'engage sur la route qui mène au col d'Ispegui ! Au lieu de prendre le col d'Otxondo et Dantxaria, nous nous retrouvons à Saint Etienne de Baïgorri ! Et nous qui étions si pressés ! Évidemment, nous faisons contre mauvaise fortune bon cœur et Max en profite pour évaluer les progrès à accomplir pour effectuer ce même trajet à vélo, car il doit s'entraîner en prévision de l'arrivée de son frère très sportif de l'île de La Réunion. Nous retrouvons au col le point de départ d'une des premières balades que nous avons faite en groupe cela fait au moins trois ans. Richard et Max essaient d'apprendre à Jean-Louis à reconnaître les sommets, mais il a du mal à en mémoriser les aspects autant que les noms et leur situation géographique. Ils sont désolés : "Mais qu'est-ce qu'on t'a appris, à quoi ça a servi toutes ces balades ?". Il faut dire qu'ils ont tout le temps le nez dans les cartes et qu'ils cherchent à chaque fois à repérer les pics alentour, évaluant, d'après leurs altitudes respectives et celle du lieu d'observation, ceux qui peuvent être visibles et ceux qui sont cachés : ils ont un véritable entraînement. Par contre, guidés par eux, nous n'éprouvons pas la nécessité de faire le même effort, nous contentant de suivre du regard la direction indiquée par leur doigt (ou leur œil) pour tenter d'apercevoir parmi la multitude de pointes de formes diverses celle qu'ils nous désignent.

 

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