A
la vue de
toutes les fleurs qui illustrent mes pages, Eliane en est venue à se
dire qu'il était indispensable qu'elle me fasse part d'une trouvaille
qu'elle avait faite en se baladant : un jardin EXTRAORDINAIRE. J'avoue
que je n'ai pas été déçue, ni du jardin
qu'elle m'a montré, ni de la rencontre de celle dont il est
l'oeuvre, une maîtresse
femme tout à fait
intéressante. Je regrette juste de n'avoir pas eu la permission
de tenter de faire paraître à son sujet un reportage dans le journal
Sud-Ouest, mais cette dame, cela se comprend, ne souhaite pas être
dérangée par des visites importunes. Impossible donc de prendre des
notes écrites, il va falloir que je fasse fonctionner ma mémoire défaillante.
Malgré
la chaleur moite et le crachin qui tombe par intermittence, nous
ne nous sommes pas découragées et nous avons bien fait
d'y aller comme convenu. En effet, nous sommes attendues. Notre hôtesse
semble s'être
apprêtée
spécialement pour mieux nous
accueillir, léger rouge à lèvres assorti à son
gilet, chignon impeccable enserrant souplement de fins cheveux blancs,
qui lui donne un air chic et digne à
la fois. Pour faire le tour du propriétaire, elle a noué un
grand tablier qui protège sa longue jupe et enfilé une
paire de bottes de caoutchouc : élégante, mais avec le
sens pratique.
Epouse
d'un fonctionnaire qui a fini sa carrière à Paris, elle
s'est installée
dans cette demeure selon le souhait de sa tante qui ne pouvait plus
y résider, mais préférait que ce
bien reste dans la famille. Autrefois, la maison avait appartenu à
une femme qui tenait la petite guérite, aujourd'hui disparue,
où se
vendaient les billets de train, unique moyen de se rendre à la
ville (Bayonne). Elle se souvient qu'on partait le matin tôt,
et qu'on revenait à une
ou deux heures, ou bien le soir, suivant les horaires dont chacun était
bien obligé de
s'accommoder, n'ayant pas d'autre choix pour circuler au loin. La ligne
de chemin de fer, tracée au XIXe siècle par la Compagnie
du Midi, longe toujours sa propriété, mais les trains
foncent désormais
en direction de Pau et de Toulouse sans plus jamais faire halte
en ce
lieu. Le grand-père d'Eliane, quant à lui, menait un équipage
de ces robustes chevaux des barthes qui tiraient les gabares depuis
le chemin de halage pour leur faire remonter le cours de l'Adour.
Le
train avait peu à peu
supplanté
l'important trafic fluvial qui transitait par les ports d'Urt,
Guiche, Port de Lanne ou Peyrehorade et alimentait les marchés
de l'intérieur
du pays. Détrôné à son tour par le trafic
routier, on ne peut pas dire que l'évolution soit allée
dans le sens d'un réel
progrès, si l'on considère
les points de vue humain et environnemental, et en négligeant
l'essor
économique. Celui-ci a eu pour corollaire le gonflement démographique
des villes au détriment des campagnes désertées,
induisant une politique agricole désastreuse pour alimenter
une population prolifique détachée de la nature.
Notre
mentor en a conscience, car sa propriété porte l'empreinte
de ce changement qui a bouleversé son cadre de vie, et la modernité ne
cesse de l'affecter et de perturber un équilibre déjà largement
compromis. Elle réside
entre Urt et Guiche, dans un angle formé par une route qui fait
digue
en
bordure
de l'Aran,
affluent
de l'Adour, et la voie ferrée séparée par des
champs de maïs de l'ancien
chemin de halage devenu une large route très fréquentée,
particulièrement
en aval de Mouguerre à Bayonne. Elle nous raconte comment était
aménagé l'espace autrefois. Cette rive basse et plane
était marécageuse, souvent envahie par les débordements
de l'Adour et de ses affluents. Dès
le XVIIe, des ingénieurs
hollandais avaient enseigné aux Bayonnais l'art de maîtriser
les crues.
Le chemin de halage surélevé protégeait
les berges sans y emprisonner les eaux de ruissellement, grâce à d'astucieuses
portes à flot qui se fermaient à la marée montante,
sensible au moins jusqu'au bec de gaves, pour empêcher les eaux
saumâtres
d'empoisonner la végétation, et s'ouvraient à la
marée descendante
pour laisser s'écouler ruisseaux et rivières. Un réseau
de canalisations, grands fossés creusés à ciel
ouvert, drainait les terres qui servaient de pâture au bétail,
afin qu'il ne se noie pas dans des fondrières
fangeuses. Ces clapets automatiques, soigneusement entretenus, de même
que les canaux, permettaient aux poissons de venir frayer en eau calme
et peu profonde, à la
température
plus propice à l'éclosion et la survie des jeunes alevins
qui y trouvaient pitance et forcissaient avant d'aller affronter le
flux et les dangers
du grand fleuve.
Les
promoteurs de la voie ferrée connaissaient encore le mécanisme
et l'utilité des barthes, en tant que zone tampon écrêteuse de crues,
et ils avaient pris bien garde d'en perpétuer
la fonction en ménageant
des passages pour la circulation de l'eau sous la digue supplémentaire
qu'ils avaient
érigée à travers les terres inondables. Le remblai,
ils l'avaient extrait de ces canaux déjà tracés,
qui s'étaient trouvés élargis par endroits en
petits étangs reliés
entre eux comme un collier de perles reposant dans un écrin
de verdure. A ce stade, malgré la nuisance sonore périodique,
le méfait n'était
pas encore trop important, selon ses propres dires. Ma propre tante
"Caquine" qui vivait au Boucau dans un cadre similaire (moins
bucolique cependant) nous disait qu'on n'entend plus passer le train, à force,
et qu'on n'y prête plus garde, comme si le cerveau effaçait
les sons habituels pour mieux se concentrer sur l'essentiel.
Notre
hôtesse se
rappelle en souriant les couples de colverts qui venaient nicher
sur la propriété.
La femelle
surgissait des herbes hautes et pénétrait dans le bassin,
suivie d'une ribambelle de rejetons à la queue leu leu, adorables
boules duveteuses minuscules. Les comptant jour après jour,
il semblait qu'il en manquait
à chaque fois un à l'appel. Le milan et la buse étaient
loin, ils ne semblaient pas avoir prêté attention à la
jolie famille. Surveillant de près le manège, elle
vit soudain disparaître un petit qui s'était
un peu détaché du groupe sur le plan d'eau. Le coupable
n'était
pas un oiseau, mais un poisson ! Son mari ne fit ni une, ni deux.
Il prépara son attirail
de pêche et réussit à ferrer un brochet de
11 kilos : un monstre ! C'est dire la vie piscicole qui se déroulait
dans ces canaux pourtant creusés de main d'homme.
La
maison dans laquelle elle avait aménagé était
bien sûr en zone inondable,
elle le savait à l'avance. Construite sur un vide sanitaire
obligatoire, la partie habitable était surélevée
pour éviter
d'être endommagée par les crues
que toute l'ingéniosité humaine n'avait quand même
pas réussi à gommer
tout à fait. L'hiver dernier l'inondation est venue de l'Aran,
dont les eaux brusquement grossies, bousculées simultanément
par la marée montante, ont dépassé le niveau de la route, basculant
à travers les parterres amoureusement bichonnés pour se répandre dans
la prairie et les étangs en contrebas, entraînant humus, gravier et
poteaux, déracinant les arbustes qui basculaient sous le poids et le
courant. Il faut préciser dans l'affaire que des aménagements avaient
été faits entre temps, qui ont dû avoir une bonne part de responsabilité
dans la brutalité du phénomène et les dégâts qu'il a entraîné.
En effet,
l'accroissement de population a entraîné, comme toujours, une frénésie
de défrichage et d'aménagement de zones autrefois incultes.
Les barthes ont été drainées à outrance pour y cultiver principalement
le maïs et même approcher l'urbanisation des rives, ce qui n'est pas
sans conséquence sur le coût et l'étendue des pertes matérielles à
chaque inondation, qualifiée de "catastrophe naturelle" et dûment remboursée
par la collectivité, par le biais des assurances et de l'Etat.
La destruction des zones humides avait commencé au
Moyen Age, mais son intensification s'est produite à chaque recrudescence
de la population, prenant une accélération dramatique à compter du
XIXe siècle et encore davantage depuis la fin de la seconde guerre
mondiale. Si
encore nous avions gardé en état de marche les anciennes portes à flot,
le mal eut été moindre, mais les cultures ne supportent
pas de pousser dans une terre trop imbibée, il a fallu éviter au maximum
l'intrusion de cet élément perturbateur, particulièrement
pour le maïs, plante tropicale d'origine américaine. Voici
ce qu'en dit Wikipédia : le système racinaire du maïs
est caractérisé par
des racines traçantes (dites racines de surface), qui prélèvent
l’eau et les nutriments nécessaires à la plante
dans les couches les plus superficielles du sol. Ce déséquilibre
dans l’exploitation des ressources du sol fait que la plante
est très exigeante en fumure azotée et en eau, proportionnellement
aux rendements élevés qu’elle permet, ce qui pose
de graves problèmes environnementaux dans les régions
tempérées. La DDE (Direction départementale
de l'équipement) a donc supprimé les portes à flot, les passages de
l'eau ont été obturés, laissant simplement une canalisation de petit
diamètre à l'ouverture commandée par une vanne, largement insuffisante
en cas
de gros débit. Evidemment, les eaux pluviales ne pouvant plus s'écouler
rapidement, des pompes ont été installées, et l'assèchement se produit
au coût élevé du pétrole ou du nucléaire. Pourquoi faire simple quand
on peut
faire compliqué ? Ne pas respecter les rythmes naturels, c'est s'exposer
à de grosses catastrophes périodiques dont le rythme semble s'accélérer
ces temps derniers.
Tout
comme son neveu et voisin cultivateur de maïs, notre
hôtesse se bat donc contre les éléments contraires, entretenant des
arbres
fruitiers
qu'elle
a
elle-même
greffés,
un potager
aménagé en grand arc de cercle isolé des herbes sauvages par un liseré
de gros bambous coupés dans la bambouseraie des environs. Elle fait
pousser ses semis dans des bacs bétonnés, à l'instar des soeurs du
Refuge d'Anglet, et entretient sur la digue de la route des parterres
soigneusement binnés, îlots d'ordre factice maintenu par un travail
quotidien au milieu de l'exubérance sauvage. Depuis une dizaine d'années,
elle a introduit dans les étangs des rhizomes de lotus rose qu'elle
voudrait voir investir la totalité de l'espace aquatique pour profiter
pendant quelques semaines de leur magnifique inflorescence géante.
Pour cela, elle lutte bec et ongle contre plusieurs ennemis dont elle
connaît les ruses.
Trois
d'entre eux sont aussi exogènes et furieusement
invasifs :
le ragondin, le rat musqué et le Myriophylle
du Brésil. Elle nous désigne près de la
rive opposée un trou entre les plantes aquatiques. Le ragondin mine
les berges en y creusant ses terriers et, crime de lèse-majesté, ose
apprécier les rhizomes de lotus qu'il extirpe de la vase en les sectionnant
et les emporte au sec sur la prairie pour les ronger à loisir. Ce faisant,
des carrés entiers de sa plante chérie dépérissent, à son grand dam.
Tous les moyens sont bons pour l'éliminer, son frère utilise le fusil,
mais il faut guetter longuement et, dit-elle, c'est peine perdue de
tenter de l'atteindre quand il nage, il faut le surprendre hors de
son élément, sur la terre ferme. Elle se charge d'empoisonner l'entrée
des terriers de boules de naphtaline dont l'odeur semble être fortement
répulsive.
Lorsque nous marchons dans le pré qui sera bientôt fauché pour approvisionner
en foin le bétail, elle nous fait remarquer les trous dans lesquels
nos chevilles manquent de se tordre.
Ils sont l'oeuvre du rat musqué.
Je ne me souviens pas si c'est lui, ou bien le ragondin, qui collecte
sur le lit des étangs de grandes moules qu'il réussit à ouvrir sans
les briser pour se délecter de leur chair délicate. Elle raconte qu'un
jour, installée dans sa barque légère, elle s'était dressée un peu
trop vite en brandissant une de ces moules ouverte et dépiautée pour
la montrer à son frère, et, gênée par ses mains encombrées,
l'une
de la
moule,
l'autre
d'un
rateau ou d'une épuisette pour curer le plan d'eau, elle avait chu
lourdement toute habillée, avec ses bottes, et s'était débattue un
moment dans la vase dont elle s'était extirpée toute crottée !
En
effet, si les feuilles des arbres qu'elle laisse pousser sur l'autre
rive fournissent le plan d'eau en aliments nutritifs,
elle redoute par contre l'envahissement d'une petite plante, le Myriophylle
du Brésil, seule espèce de Myriophylle dont la
tige est émergée, et qu'elle appelle improprement la
vesse (qui est en réalité un champignon). A l'instar de la Jussie qui
envahit la réserve naturelle régionale d'Errota Handia à Arcangues,
il est nécessaire de l'extirper avec délicatesse sur toute sa longueur
jusqu'aux racines ou rhizomes, car sinon elle se bouture et prolifère
à qui mieux mieux. Notre hôtesse navigue donc régulièrement sur ses
étangs et tire une à une sur les excroissances visibles à la surface.
Elle nous indique le départ d'un canal non traité, au-delà d'un tronc
d'arbre semi-immergé, où la plante a tout envahi, étouffant toute velléité
d'une végétation locale
de
se
développer
et pompant l'oxygène au détriment de toute autre vie aquatique. Par
contre, l'algue brune qui opacifie l'étang se dépose au fond pour s'y
décomposer et nourrit le biotope sans accaparer le milieu. Elle nous
désigne négligemment les nénuphars autochtones aux feuilles en forme
de coeur plus petites que les lotus et dont la floraison jaune pâle
lui paraît trop insignifiante pour être encouragée. Elle ne dédaigne
pas cependant en cultiver dans son bassin au milieu du parterre sur
la digue, au milieu d'espèces à floraison rose pour lesquelles elle
a une prédilection.
Nous sommes venues un peu trop tôt. Le temps
maussade a retardé la croissance des lotus qui commencent à peine à ériger
leurs hampes à larges feuilles à l'air libre. Celles-ci
continueront de monter et s'épaissir, puis, du fonds de l'eau
jaillira une tige nue terminée
par un bourgeon qui s'épanouira au-dessus du souple tapis vert
sombre. Je franchis le petit pont métallique élaboré par
son deuxième frère
je ne sais comment, puisque, paraît-il, il n'a pas de bras, et
j'entends la conversation qui se poursuit entre Eliane et la jardinière. Elle
se plaint de l'entreprise qui pose les canalisations de gaz. En effet,
au lieu de franchir la route par le pont sur le canal, celle-ci a préféré
longer la maison (qui était là bien avant, contrairement
aux dires des employés sans mémoire des lieux qui lui
reprochent d'avoir bâti
après coup), ce qui l'empêche de construire une terrasse
haute à l'abri
des inondations.
Autre
administration, autre combat, la SNCF lui a imposé, pour des
raisons de sécurité, d'abattre de vieux noyers de
plus de trente ans d'âge. Elle se lamente : "Vous vous rendez
compte ? Il faut plus de dix ans pour qu'ils commencent à donner
des fruits ! " Les employés n'en ont cure, mais, par contre,
ils n'appliquent pas à eux-mêmes ce qu'ils exigent d'elle
: les noisetiers qui prospèrent
en bordure des rails sur leur propriété sont toujours
intacts...
Information de Tangi Le Moal, responsable du CREN Aquitaine (Conservatoire Régional des Espaces Naturels), juin 2010 : Nous avons rencontré avec M. Guilhou (propriétaire de la réserve naturelle Chourroumillas d'Arcangues-Bassussarry) les propriétaires de parcelles, à Bardos, jouxtant l'Aran, qui nous ont dit que vous étiez passée les voir (la "dame aux lotus"). Quelques aménagements de digues réalisés il y a peu risquent d'avoir raison non seulement de ces lotus (qui, comme vous vous en doutez, n'étant pas autochtones, n'ont pas toute ma sympathie dans un contexte de milieu naturel, malgré leur réelle beauté par ailleurs), mais aussi de la frayère à brochet probable que constituait cette zone. A l'occasion, si vous y passez, vous verrez la différence. Nous avons fait part de certaines préconisations et conseils aux propriétaires, afin qu'ils se voient expliquer les tenants et aboutissants des aménagements mis en place par le Syndicat des berges de l'Adour, et qu'ils puissent faire part de leurs craintes sur le fonctionnement des étangs aux collectivités concernées.
Cathy, Eliane Robidart et la propriétaire du... | JARDIN EXTRAORDINAIRE |
Lundi 15 juin 2009 |