Le lendemain dimanche, Ramya est prise par un rendez-vous important, nous prenons donc un ferry avec Mahesh pour nous rendre à 10 kilomètres (6,2 milles) à l'Est de Mumbai sur l'île Elephanta. Il vient accoster sur le quai situé au pied de la Porte de l'Inde. Construite au sud de la ville entre 1915 et 1924 pour commémorer la visite du roi George V et de la reine Marie en 1911, elle fut l'objet d'une cérémonie mémorable le 28 février 1948, après l'Indépendance, lorsque les dernières troupes britanniques quittèrent l'Inde, avec le passage sous l'arche du 'First Battalion of the Somerset Light Infantry' (Premier bataillon d'infanterie légère du Somerset). Nous voguons sur la mer d'Arabie pendant une petite heure dans ce lieu fort fréquenté par des bateaux de tous tonnages, voguant d'abord au large du port de la marine de guerre nationale, puis d'un pipe-line qui s'avance dans la mer. En effet, l'Inde fait partie des pays producteurs de pétrole, ce que j'ignorais totalement.

L'exploration du Mumbai Offshore Basin débuta au début des années soixante, lorsque des études géophysiques furent entreprises dans la région avec le navire sismique russe Academic Arkhangelsky, en collaboration avec des chercheurs indiens. - Des canons à air comprimé émettaient des impulsions régulières qui après réflexion sur les différentes couches des fonds sous-marins étaient reçues par des lignes de capteurs (des hydrophones) logés dans des câbles de plusieurs kilomètres de long tractés par le navire -. Ils cartographiaient le Golfe de Khambat (Cambay) en 1964-67 lorsqu'ils découvrirent le gisement Mumbai High Field qui fut ainsi dénommé en 1965, en raison de la forme de la roche qui enferme le pétrole, en piège anticlinal. Le premier puits de pétrole offshore de ce gisement fut percé dans le réservoir de calcaire du Miocène en février 1974. L'intensification de l'exploration et du développement de ce bassin qui s'en suivit eut pour conséquence plusieurs découvertes significatives de gisements de pétrole et de gaz. Un certain nombre de gisements marginaux furent aussi mis en production durant la dernière décade. C'est toutefois le bassin offshore de Mumbai qui fournit la production la plus prolifique, puisqu'il constituait en novembre 2009 la moitié de la production annuelle de l'Inde avec un pétrole jugé de meilleure qualité que celui du Moyen-Orient, car il contient plus de 60% de paraffine, contre 25% pour le concurrent. Il est situé à 160 km (99 milles) de la côte de Mumbai, et la production est opérée par la Oil and Natural Gas Corporation (ONGC) indienne.

En Inde occidentale, de nombreux temples ont été creusés dans la roche entre le IIe siècle avant notre ère et le XIIe siècle de notre ère. Rien qu'autour de Mumbai, on peut voir dans un rayon de 20 km plusieurs d'entre eux, les temples bouddhistes creusés dans la roche de Kanheri et Kondivite, ainsi que les grottes Bramhaniques d'Elephanta, Mandapeshwar et Jogeshwari. L'île d'Elephanta, originellement connue sous le nom de Gharapuri (la ville des grottes), doit son appellation à une pierre massive en forme d'éléphant qui est maintenant exposée au jardin Jijamata Udyaan (Veermata Jijabai Bhosale Udyan ou Victoria Garden) à Mumbai, dont l'histoire est un peu triste. Sculpté dans un seul bloc au VIe siècle, l'éléphant de pierre posté bien en vue sur le cap méridional (Jetée Rajabunder) près du village Raj Bandargaon symbolisait la royauté, puisque les temples étaient exclusivement visités par les Rajas locaux. Il impressionna tellement les premiers colons portugais que l'île perdit son nom de Gharapuri pour être rebaptisée Elephanta. Les Britanniques éprouvèrent le même choc face à cette oeuvre monumentale, au point de vouloir l'emporter chez eux. Ils mirent deux siècles à mettre en oeuvre le projet. En 1864, une grue le souleva afin de le déposer sur le navire qui devait l'emporter en Angleterre, mais elle ploya sous la charge qui se brisa en plusieurs morceaux dans sa chute. Les fragments furent récupérés et transportés à Mumbai, assemblés vaille que vaille et exposés sur place... - Photos : Ci-dessus : L'île Elephanta - Pêcheurs côtiers - Aquarelle de l'Eléphant de pierre par Thomas Daniell et William Daniell, 1786. Photo Courtesy: Elephanta by George Michell -

La visite des grottes semble une affaire lucrative désormais bien rodée. Les navettes de ferries se succèdent, à l'arrivée, un petit train (que nous ne prenons pas) parcourt les deux cent mètres de quai jusqu'aux premiers restaurants et commerces qui bordent l'escalier ombragé de toiles de tentes menant aux grottes. De loin, sur le bateau, voyant l'aspect un peu sauvage et boisé de l'île, j'avais espéré une balade bucolique. Il n'en fut rien, et c'est sans doute tant mieux pour la préservation de l'île et de ses habitants non humains. La côte basse est peuplée d'arbres qui résistent à l'envahissement périodique par la marée, une mangrove parfois protégée par de petits murets, mais malheureusement parsemée de déchets aux alentours proches du ponton, dans lesquels farfouillent une vache et les habituels corbeaux bicolores.

Près des bâtiments, les palmiers ou cocotiers avoisinent des banyans vénérables dont le volume du tronc est décuplé par le foisonnement de racines pendantes. Je ne suis pas sensible aux mille objets proposés à la vente qui me font penser à Lourdes. Par contre, arrivée sur la vaste esplanade, j'apprécie l'accueil dépaysant par de petits singes peu sauvages (bandar ou macaque rhésus, Macaca mulatta). L'un d'eux s'empare prestement d'une bouteille d'eau et les visiteurs le regardent, amusés, tandis qu'il lappe par terre le liquide qui s'est répandu. Un autre semble atteindre le comble de la félicité, étalé de tout son long sur la murette où il se fait minutieusement épouiller par un collègue. Nous nous dirigeons vers l'entrée de la principale grotte, si large que des piliers soutiennent le pan de montagne qui la surmonte. L'état des sculptures, statues et bas-reliefs du temple est malheureusement bien dégradé.

Lorsque les îles qui constituent Bombay tombèrent sous le contrôle portugais, les grottes étaient déjà en ruines, endommagées par les intempéries et les forces naturelles. Il a été rapporté que des exercices de tir par des soldats ont pu également abîmer quelques sculptures. Au XVIIe siècle, les Marathas occupèrent l'île qui passa ensuite sous contrôle britannique en 1774. Les destructions incontrôlées se poursuivirent jusqu'en 1909, date à laquelle la grotte principale fut déclarée site protégé en vertu de la Loi sur la conservation des monuments historiques. Sa protection fut confirmée par son inscription en juin 1987 par l'Unesco en tant que 'site d'héritage mondial' qui permit notamment le remplacement de nombreux piliers du sanctuaire oriental des grottes 1, 2 et 4.

Je lis toutefois un article rédigé en 2012 dans la revue Popular Archaeology qui est assez critique sur l'étendue de cette protection. En voici la teneur. "A chaque mousson, une feuille d'amiante est placée au-dessus des grottes pour tenter de détourner l'écoulement de l'eau vers un puits naturel au-dessous. Les grottes sont nettoyées avec des produits chimiques. Le financement pour la protection, la préservation et le développement du site est limité. Les subventions du gouvernement servent à installer des poubelles, des fosses à ordures, à embellir la jetée, construire des toilettes et installer une signalétique. L'institut de recherche archéologique indien (Archaeological Survey of India ASI) a du mal à lutter contre les graffitis et les infiltrations d'eau. Une réglementation plus stricte et un meilleur emploi des ressources pour développer et préserver le site seraient souhaitables, d'autant plus que 90% des locaux vivent du tourisme et que par conséquent la fermeture du site est inenvisageable. Cette situation critique n'est pas limitée à ses trésors culturels. L'île héberge aussi un trésor écologique, une faune et une flore qui forment un écosystème fragile mis en danger par les développements industriels du Trust portuaire Jawaharlal Nehru, le port pétrolier Butcher Island, les installations pétrochimiques, la centrale nucléaire de Trombay et le centre de recherche atomique Bhabha."

Le complexe de grottes comprend cinq excavations dont trois sont des temples. La principale grotte, dédiée à Shiva, remonte peut-être à la moitié du VIIe siècle après J.-C. Les coiffures des femmes sont le reflet de l'art Gupta, alors que par exemple les silhouettes de divinités massives mais gracieuses suggèrent une influence Chalukyan. Les panneaux sculptés dépeignent Shiva en tant que Anugrahamurti (dispenseur de sa grâce) ou Samharmurti (destructeur du mal ou de l'ignorance). La silhouette de Mahesamurti (ainsi que Shiva est appelé quand les trois aspects de la création, protection et destruction sont combinés) sur le panneau central du mur du fond est la pièce maîtresse de l'art Chalukyan-Gupta. Le calme du visage de Shiva au centre représente le protecteur, tandis que son visage féroce sur la gauche représente Bhairava, responsable de la destruction, et celui de droite au doux aspect féminin dépeint Bamadeva, responsable de la création.

D'autres panneaux sur les murs latéraux montrent Shiva en tant que Yogisvara (seigneur des yogis assis sur une fleur de lotus), Nataraja (le danseur cosmique aux bras multiples), Ardhanarisvara (forme androgyne), Gangadhara (Shiva apportant le Gange à la Terre en le faisant couler à travers sa chevelure emmêlée), Andhakasura-vadha (mise à mort du démon Andhaka). On croit que le plafond de la grotte principale était originellement peint de diverses couleurs. Le piédestal circulaire dans la cour extérieure représente le siège de Nandi (le Taureau), monture de Shiva. La grotte latérale a un petit sanctuaire et un Pradakshinapatha (un passage circumambulatoire) avec un intéressant panneau de Ashtamatrikas (huit déesses mères) flanquées de Kartikeya et Ganesha.

Dans une deuxième grotte, un sanctuaire fait encore l'objet de dévotions : c'est celui du Shiva lingam sur lequel ont été déposées des fleurs en offrande. Je remarque que les mères viennent se recueillir devant, accompagnées de leurs filles. Il est gardé par un lion sympathique à la pierre usée par les ans. Au fond de la grotte, derrière une grille, le regard plonge sur un réservoir empli d'eau qui me fait penser à la Citerne Basilique d'Istanbul, car il est souterrain et son plafond rocheux est soutenu par des colonnes. J'ignore s'il s'agit du puits évoqué plus haut où sont détournées les eaux de la mousson.

Retournant à l'extérieur, nous nous promenons jusqu'au bout de l'aire allouée au tourisme clôturée par un haut grillage. En contrebas, j'aperçois une retenue d'eau presque vide. Les arbres sont plus variés sur ces hauteurs. De grandes fleurs rouge vif jaillissent de rameaux nus. De petits fruits verts à l'allure de groseilles à maquereau mais couverts d'un fin duvet poussent en grappes serrées sur le tronc et les grosses branches d'un autre arbre à longues feuilles vert pomme. Sur des branches hérissées d'épines, de longs fruits verts et lisses ont une peau à l'aspect semblable à celle des avocats ou des figues, épaisse et un peu cireuse. Comme d'habitude, les rapaces planent infatigablement en suivant des routes invisibles d'air en lent tourbillon.