Le Rajasthan fait à peu près la moitié de la France en superficie, avec une densité de population comparable. Mais le réseau routier est tel que nous mettons un temps infini pour le parcourir, et nous sommes enchantés que notre chauffeur Bipin essaie au maximum d'épargner nos dos en évitant les "nids d'éléphant" et en ralentissant au passage des "dos de chameau" (à trois bosses sur les panneaux signalétiques !). Sur cette longue distance que nous parcourons, nous ne verrons malgré tout que trois camions renversés, ces accidents étant plus probablement imputables à un mauvais état des véhicules ou de la route qu'à un choc frontal avec d'autres véhicules. Pas une seule sirène de police ou d'ambulance durant ces quinze jours, que ce soit dans la campagne ou en ville, pas d'hélicoptère patrouillant au-dessus du pays. Manifestement, il vaut mieux que tout se passe pour le mieux, d'autant que pour être acheminé au plus proche hôpital, il faut sans doute une petite éternité.

Parfois, un grand portail s'élève au milieu de nulle part. Des propriétés sont signalées par des clôtures enfermant un paysage semi-désertique, un investissement en fil de fer barbelé maintenu par des piquets de pierre qui semble le comble de l'absurdité, mais peut-être ne voyons-nous pas le "champ" à la bonne saison ? Du bétail erre parmi les cailloux, broutant une herbe invisible. Une usine, deux dizaines de ruches réunies sur un espace, des briqueteries avec leur haute cheminée qui fume, les ouvriers, hommes et femmes, accroupis à modeler la terre et aligner les briques crues qui sèchent au soleil avant la cuisson, de petites surfaces irriguées, parfois, rarement, et une immensité plane, où résistent de petits arbres qui poussent loin les uns des autres. - Photos : Grues Demoiselle. -

Soudain, un cri d'Anna nous alerte : elle aperçoit à l'horizon devant la voiture des myriades d'oiseaux qui volent en groupes aussi denses que des essaims d'abeilles ou des nuages de criquets et se déplacent en composant d'amples ballets coordonnés. Bipin s'arrête sur le bas-côté et nous observons le phénomène. Il y a des milliers d'oiseaux qui s'assemblent et se séparent, tels des nuages déchirés par le vent. Je zoome avec mon appareil photo sur une formation plus proche : ce sont de grands échassiers qui crient continûment comme des grues. Au bout d'un moment, nous remontons dans le minibus et notre chauffeur tourne à un embranchement pour nous amener à une petite étendue d'eau à proximité d'un temple. Effectivement, une partie des oiseaux est posée sur la berge. Enquête faite sur Internet, il semblerait que ce soit des grues demoiselle, connues sous le nom-onomatopée "koonj" ou "kurja" en Inde du Nord et Pakistan où elles sont souvent mentionnées dans la littérature et la poésie. Nous sommes au village de Kechan (Khichan). Il paraît que depuis plus de 150 ans, les villageois ont pris l'habitude de les nourrir lorsqu'elles viennent hiverner d'octobre à mars, créant un sanctuaire non-officiel d'oiseaux, soutenu cependant par plusieurs organisations internationales de protection des oiseaux. - Photos : Grue demoiselle - Vanneau indien (Vanellus indicus) - Villageois de Kechan. -

Sur les aires d’hivernage, elles fréquentent les champs cultivés où elles causent des dommages qui leur valent parfois d'être chassées ou empoisonnées, et elles dorment dans les zones humides voisines. Elles se nourrissent en marchant lentement et consomment principalement des matières végétales, mais elles capturent aussi des insectes en été, ainsi que des vers, des lézards et des petits vertébrés. Pendant leurs migrations au-dessus de l’Himalaya, elles peuvent voler jusqu’à une hauteur variant de 5000 à 8000 mètres. Beaucoup meurent de fatigue et de faim, ou par la prédation des aigles. Les vols migratoires peuvent compter jusqu’à 400 grues au départ, et elles vont se reproduire dans le centre de l’Eurasie, depuis la Mer Noire jusqu’en Mongolie et au nord-est de la Chine. - Photo ci-dessous : Grue demoiselle -

Nous faisons une seconde halte à Phalodi. Fondée au XVe siècle, la ville était située sur la route de la soie, et nous y admirons un Haveli à la façade sculptée et peinte. Non loin de là, nous visitons un temple Jaïn décoré d'innombrables incrustations de verre et de miroirs de Belgique. Je découvre en me documentant qu'une grande dépression saline au Nord de la ville permet à de très nombreuses entreprises de vivre de la production et du commerce de sel de sodium, un commerce qui se pratique aussi - si mes sources sont exactes - de façon marginale à dos de chameau. Elles sont un exemple du dynamisme de l'Inde qui a su redéployer des activités interdites sous la domination britannique. En effet, avant 1947, la production indienne insuffisante devait être complétée par des importations de sel du Royaume Uni et d'Aden, et sa distribution était lourdement taxée. - Photo : Phalodi, détail d'une porte monumentale. Le temple Jaïn de Phalodi aux parois incrustées de miroirs importés de Belgique. -

Le 12 mars 1930, Mohandas Karamchand Gandhi entama une "marche du sel" après avoir averti le vice-roi des Indes que sa prochaine campagne de désobéissance civile aurait pour objectif l'indépendance. Il quitta son ashram des environs d'Ahmedabad, au nord-ouest du pays, accompagné de quelques dizaines de disciples et d'une cohorte de journalistes. Après un parcours à pied de 386 km, il arriva le 6 avril au bord de l'océan Indien. Il s'avança dans les vagues et y plongea ses mains qu'il ressortit saupoudrées de sel, sitôt l'eau évaporée au soleil. Par ce geste dérisoire et hautement symbolique, Gandhi encouragea ses compatriotes à violer le monopole d'État sur la distribution du sel. - Photos : Phalodi, détail d'une porte monumentale. Le temple Jaïn de Phalodi aux parois incrustées de miroirs importés de Belgique. -

Le 27 février 1930, il avait pris la précaution de publier dans "Young India" les recommendations suivantes : - Le Satyagrahi ne se laissera pas aller à la colère - Il supportera la colère de l'adversaire - Il n'usera jamais de représailles mais il ne se soumettra, pour quelque raison que ce soit, à aucun ordre donné dans la colère - Il se laissera arrêter et ne s'opposera pas à la saisie de ses biens - Il ne laissera quiconque s'emparer d'un bien qui lui aura été confié et il le défendra au prix de sa vie mais sans jamais rendre violence pour violence - Pas de représailles, pas de jurons ni de malédictions - Il n'insultera pas ses adversaires, ne se servira d'aucun des cris et d'aucunes formules contraires à l'esprit de l'ahimsa (non-violence) - Il ne saluera pas l'Union Jack (drapeau du Royaume-Uni) mais il ne l'insultera pas non plus, ni les personnages officiels anglais ou indiens - Durant la campagne de désobéissance civile, si quelqu'un insulte ou s'attaque à un personnage officiel, il protégera ce personnage contre l'insulte ou l'attaque, même au risque de sa propre vie. Ces règles ne s'adressaient pas à quelques ascètes ni à l'élite du peuple ; elles étaient publiées à l'intention de tous et elles furent respectées à la lettre par des millions d'Indiens. - Photo : Transport de la main d'oeuvre. -

L'industrie du sel est restée un monopole d'Etat, mais celui de l'Inde devenue une démocratie. D'importatrice de sel, elle s'est convertie en exportatrice, se propulsant au troisième rang des pays producteurs après la Chine et les USA. Le Gujarat y contribue à 76%, le Tamil Nadu à 12% et le Rajasthan à 8%. 13 000 entreprises employant 140 000 personnes sont engagées dans cette production, 90% d'entre elles ayant moins de 10 acres par personne, 5,5% ayant plus de 100 acres, et 4,5% une surface comprise entre 10 et 100 acres. - Photo : Terres irriguées. -

Bipin nous surprend par un freinage rapide au milieu de nulle part : c'est la deuxième fois qu'il aperçoit une gazelle indienne (Chinkara - Gazelle Bennettii) sur le bas-côté de la route. Nous la regardons et elle nous regarde, nullement effrayée. Quelqu'un fait remarquer qu'elle a une corne cassée. C'est un joli animal, à la silhouette fine et élancée. D'après une étude, il semble que sa population ait décru de 38% de 2002 à 2009 dans le Rajasthan occidental, là où nous voyageons, en raison de la réduction de son habitat par l'accroissement de la présence et des activités humaines, et marginalement par le braconnage, les accidents de la route et la prédation des chiens sauvages près des villages. Une fondation du Royaume-Uni fait des actions de sensibilisation auprès des communautés Bishnoi, Jat, et d'autres de croyances similaires pour favoriser la conservation de la Chinkara. Le projet a démarré dans les districts de Jodhpur, Nagaur et Bikaner, qui réunissent 60 à 70% de sa population. Ils reçoivent moins de 300 mm de pluie par an et ne comportent qu'une végétation arbustive, l'herbe ne poussant qu'à la saison humide. Les quatre premières plantes citées sur la liste ci-contre constituent 77% du régime alimentaire de la Chinkara. - Photos : Gazelle Chinkara. -

Les statistiques montrent qu'en Rajasthan, 20 millions d'hectares sont cultivés, soit un peu moins des deux tiers de sa superficie, dont 20% avec l'irrigation. Mais ce que j'ai vu, ce sont des étendues immenses d'arbres clairsemés en vergers aérés, apparemment majoritairement d'une seule essence (Prosopis cineraria), et taillés à ras par les paysannes à l'aide d'une serpe fixée à un long bâton. Je pense que c'est pour le fourrage de leur bétail et le bois à brûler pour la cuisson des aliments. Ces arbres (dont les racines présentent des nodosités provoquées par des bactéries qui fixent l'azote) sont sensés amender le sol et améliorer les cultures faites à leur pied, mais si le feuillage est ainsi prélevé, je me demande quel est leur apport réel. En plus, bien entendu, leur fourrage devient indisponible pour la jolie gazelle. - Photos : Gazelle Chinkara. -